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L’Insouciance de Karine Tuil : Vivre aujourd’hui

Publié le  Par Pascal Hébert

Crédit image © F. Mantavoni


Karine Tuil est devenue un écrivain majeur dans la sphère littéraire. Comme un buvard, elle absorbe les embruns de cette vie qui tourne au tragique depuis quelques mois. La violence du monde est arrivée sur notre sol, en France. L’Europe, qui s’est construite autour de l‘axe de la paix, n’est plus épargnée. Karine Tuil le sait. Ses romans traduisent au fil du temps ce monde qui gronde. Avec L’insouciance, qu’elle publie à la NRF, Karine Tuil va au bout de cette logique de guerre qui terrasse une génération, née pour le bonheur.

Quatre personnages clés de ce roman se croisent au hasard des événements. Et tout commence avec le lieutenant Romain Roller, qui revient d’Afghanistan. Une guerre incompréhensible où plusieurs de ses hommes, tombés dans une embuscade, sont morts sous la mitraille. Au cours du sas de décompression à Chypre, l’officier rencontre Marion Decker, écrivaine journaliste, mariée à François Vély, un self made man franco-américain. Pour compléter ce trio, Osman Dioula, représentant la France assimilée montante, jouera un rôle important dans la vie des personnages principaux. Si Romain Roller ressent les troubles post missions, l’entraînant dans une paranoïa, il trouvera le remède à son mal dans la passion qu’il veut vivre avec la belle Marion.

Dans une époque, où le moindre faux pas vous fait chuter du plus haut de votre âme, les réseaux sociaux sont devenus de véritables ravins. Posant pour un magazine, assis sur une œuvre représentant une femme noire, il n’en faut pas plus pour que François Vély soit accusé de racisme. Sa judéité familiale qu’il nie, puisqu’il est catholique, alimente la sphère digitale. Quant à Osman Diboula, qui est dans l’ombre du président de la République, lorsqu’un collaborateur a des propos nauséabonds et racistes, il ne supporte pas et préfère quitter les dorures de la République. Revenu en grâce après avoir apporté son soutien à François Vély dans une tribune, Osman Diboula est de retour aux affaires. Un come back qui entraînera tout ce petit monde dans une tragédie des temps modernes.

Ecrivant au plus près des sentiments et des pensées de ses personnages, Karine Tuil nous montre tout ce qui alimente la violence, le renoncement, la lâcheté, la peur. Et puis au bout des lignes, il y a le hasard qui transforme la vie en un destin tragique.

Avant tout, parlez-nous de votre démarche avec vos personnages principaux. Qui sont-ils ?

J’ai voulu saisir tous ces personnages au moment de la chute. Mon point de départ, c’était l’épreuve et comment on réagit, voire comment on survit à une épreuve avec des personnages comme ce soldat qui revient d’Afghanistan, cette jeune journaliste, qui s’est mariée avec un autre dont l’ex-femme s’est suicidée lorsqu’elle a appris qu’il y avait ce remariage, ce business man qui va être impliqué dans une affaire de racisme et qui va tout perdre, et puis cet homme politique évincé du pouvoir. Je voulais montrer comme ils avaient perdu leur univers et comment ils allaient regagner leur place.

Comment avez-vous abordé cette situation du soldat de retour du front ?

J’ai d’abord travaillé avec un soldat qui revenait d’Afghanistan. Il m’a tout expliqué sur le sas de décompression, la formation militaire. J’ai également lu pas mal de témoignages. Un psychiatre de l’hôpital militaire m’a beaucoup aidée. Et j’ai rencontré des hommes qui se reconstruisent par le sport. J’ai recueilli des témoignages déterminants pour écrire le livre. Aller au contact me permet d’apporter une part d’humanité et de vérité dans mes romans.  Comme ce sont des sujets difficiles et sensibles, il fallait que j’entende les acteurs des différents milieux que j’allais traités dans mon roman.  

La violence est placée au cœur de ce livre. Pourquoi ?

C’est un livre sur la violence dans la guerre mais aussi sur la violence sociale. Je voulais montrer comment cette violence allait contaminer toutes les sphères de nos vies, y compris la sphère intime. Par exemple, quand Romain revient d’Afghanistan, il a dû mal à communiquer avec sa femme. En six mois de guerre, il a changé et elle lui demande d’être le même qu’avant. C’est impossible. Elle lui demande du désir alors qu’il n’en a plus. On ne se remet jamais d’une rencontre avec la mort. C’est un livre qui rend hommage aussi à ces hommes, dont on parle peu en France alors qu’aux Etats-Unis ce sont de véritables héros. C’est intéressant de connaître leurs missions, de savoir d’où ils viennent et leur peur.

« L’amour est la seule chose qu’on ne peut pas contrôler »

Les soldats que vous avez rencontrés avaient-ils des états d’âme ?

Tous les soldats que j’ai rencontrés ont vraiment eu le sentiment d’être utile. On pense qu’ils sont allés uniquement faire la guerre. Mais leur mission a dépassé cela, puisqu’ils y sont aussi allés pour construire des écoles, ramener des points d’eau, déminer. Ils regrettent que l’on fasse si peu cas de leur action. 

Marion est une femme charnière. Elle est mariée à François et maitresse de Romain. Mais rien n’est simple dans la relation de ses trois personnages.

Avec Marion et son mari François Vély, il y avait l’idée du bonheur du couple qui m’intéressait avec cette question : peut-on construire son bonheur sur le malheur de quelqu’un d’autre ? L’ex femme de François ne va pas supporter le divorce et va donc se défenestrer. Il y avait ce premier point qui me paraissait intéressant à développer dans une société égoïste et centrée sur ses désirs. Et puis l’autre point, c’était la reconstruction par l’espace intime. Quand le soldat Romain arrive dans l’espace de décompression, c’est un homme brisé. Et tout d’un coup, lorsqu’il rencontre Marion, il retrouve à son contact du désir. Ce désir, même s’il est fugitif, il a un sens. Il va lui permettre de rester debout, de se maintenir en vie. Ce désir, cette sexualité, sont très importants pour une reconstruction possible.

L’amour arrive comme l’antidote d’un monde sous contrôle.

Pour moi, le seul moment où il y a une perte de contrôle et où l’on ne pense plus à rien, c’est l’espace amoureux. C’est la raison pour laquelle l’amour est la seule chose que l’on ne peut pas contrôler, posséder. Personne n’a aucune prise sur ce sentiment là. Même François, malgré sa puissance, n’arrive pas à garder l’amour de Marion. Pour des gens comme des soldats ou un homme d’affaires en vue, l’obsession du contrôle est omniprésente.

Le destin de François Vély est extraordinaire et sa fin incroyable. On dirait qu’il a choisi un chemin qui le mène tout droit vers sa perte.

Lorsqu’il y a des personnalités qui montent très haut, elles attisent des convoitises, des jalousies. François doit fusionner son entreprise avec un autre groupe. Il fait une grave erreur de communication avec une photo. Il perd le contrôle. Il va tout perdre en subissant sur les réseaux sociaux des attaques parce qu’il incarne la puissance, l’argent. N’oublions pas qu’en France, il y a une tendance à dénigrer ceux qui réussissent. Il subit des commentaires très agressifs et très violents. On va le renvoyer à sa judéité. Ce sont des choses que l’on remarque sur les réseaux sociaux depuis quelques années. Avant, c’était sur Facebook, maintenant c’est sur twitter. Dès que l’on dit quelque chose à la radio ou à la télé, c’est récupéré sur les réseaux sociaux et c’est très dangereux.

« La société n’a jamais été aussi tendue qu’aujourd’hui »

Comment abordez-vous les réseaux sociaux ?

Je suis très prudente sur les réseaux sociaux. Je ne réagis jamais à chaud. J’évite les questions très politisées. Je vois des gens qui s’exposent et qui subissent des attaques violentes parfois. Moi, je n’ai pas envie de ça.

Osman Diboula est aussi un symbole dans votre roman.

Dans cette partie du livre avec Osman, j’ai reçu des témoignages, où l’on me parle de justesse par rapport à la violence politique. Finalement, je n’ai raconté que des choses vues ou que l’on m’a racontées. Pour les victimes de ces violences, dans l’intimité c’est le chaos, un vrai désastre. Il y a la blessure qui a conduit au suicide des gens comme Bérégovoy. Il y a un moment où la blessure est trop forte. Dans mon livre, je trouvais intéressant de plonger dans la vie politique un homme de la diversité de Clichy-sous-Bois et également un acteur important des émeutes de 2005. Il y a à ce moment une révolte. La réponse à cette révolte, c’est 5 ans plus tard, le discours de Grenoble. Cela a crispé une grande partie de la société. Aujourd’hui, ces crispations identitaires nous reviennent comme un boomerang. La société n’a jamais été aussi tendue qu’aujourd’hui.   

Osman a bien dû mal à s’affirmer dans ce milieu politique, qui finalement, ne l’accepte pas

Dans le milieu politique où évolue Osman, c’est la ronde des ambitieux. De son côté, il n’a pas envie d’être assigné à ses origines. Il a envie de s’imposer par son travail, son énergie. Dans ce milieu des élites, on le renvoie sans cesse à son absence de diplômes, à ses origines. Il aura beau lutter, il y a le plafond de verre.

Quel regard portez-vous sur l’avenir ?

Je suis inquiète. On espère qu’il y aura un souffle politique. Ce que je dis souvent : les questions sont posées par les écrivains mais les réponses doivent venir de nos hommes politiques. Aujourd’hui, on peut déplorer que la classe politique ne soit pas assez réactive. Il n’y a pas de programmes assez performants pour répondre aux attentes et aux peurs des citoyens sur la question sécuritaire, mais aussi économique. La crise des migrants est également une source d’inquiétude. La période est sombre. Le roman est là pour apporter sa pierre à la réflexion. Je ne pourrai pas écrire aujourd’hui sur d’autres sujets que ceux qui nous préoccupent collectivement. Pour moi, aujourd’hui, le réel écrase la fiction.

Propos recueillis par Pascal Hébert

L’Insouciance de Karine Tuil aux éditions Gallimard. 526 pages. 22 €.