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Elles connaissent la nature des hommes, dit Fifi Abou Dib

Publié le  Par Fabrice Bluszez

Crédit image © Marcel Carné


Le débat sur le harcèlement sexuel est international. Dans le quotidien francophone libanais "L'Orient - Le Jour", Fifi Abou Dib rappelle que la France à un autre regard sur la séduction...

L'article avait été relevé par Courrier International. Cette tribune de Fifi Abou Dib, blogueuse, dans L'Orient Le Jour, intitulée "T'as d'beaux yeux, tu sais" nous rappelle que la France, depuis longtemps, a établi des règles dans le délicat domaine de la séduction... On lira aussi, dans Courrier international, un article intitulé "Vu de l’étranger. Liberté d’importuner : “Seule la France pouvait s’attaquer à #MeToo”".

 

« Quai des Brumes, 1938. La voix bridée de Jean Gabin, le regard éperdu de Michèle Morgan. « T'as d'beaux yeux, tu sais. » « Embrasse-moi », répond-elle. Le film de Marcel Carné est en noir et blanc, mais cet échange culte, on l'entend en couleur. C'est pour mademoiselle Morgan que Jacques Prévert, auteur du dialogue, a modifié sa ligne initiale. Le manuscrit original révèle une scène légèrement différente : « Un peu plus tard... dans un petit estaminet planté provisoirement pour la fête, Jean et Nelly achèvent de dîner. Nelly va vers le chien... Elle se baisse et lui donne à manger.../Le geste qu'elle fait soulève un peu sa robe... et Jean regarde ses jambes.../Elle revient vers lui.../Jean : Tu as des jolies jambes, tu sais.../Nelly : Je suis contente si je te plais... Embrasse-moi.../Ils s'embrassent. »

« Tu as des jolies jambes, tu sais. » Aujourd'hui, on ne saurait pas trop comment le prendre. Compliment ? Provocation ? Insulte ? Harcèlement ? Et cette réponse émue, « Embrasse-moi », n'est-elle qu'une fantaisie du poète ? Répond-on ainsi dans la vraie vie, en 2018, à une remarque sur vos jambes ?
 

Liban, années 1970 et suivantes. La voix inquiète de ma grand-mère : Ne laisse pas les garçons t'embrasser. Évite leurs regards. Ne t'assois pas à côté du chauffeur. On ne prend ni « service » ni bus.

 

Les frotteurs sont partout et les grands-mères en ont eu leur lot. À la montagne, quand le soleil commence à baisser, on s'agglutine entre filles sur la promenade, histoire de voir ce que font les garçons qui ont eu la même idée. Ils vous sifflent. Ils disent des bêtises, c'est si bête un garçon. On rougit, on s'esclaffe, on a des tas de choses à confier au retour, à débattre en interminables messes basses. Les garçons, si leurs mères savaient, ils se feraient tirer l'oreille. Les mères, à la montagne, sont la terreur des jeunes mâles. À Beyrouth, ils sont plus délurés. Sur la Corniche, ils traitent les filles de tous les noms de pâtisseries et font de drôles de bruits avec la bouche. Mais elles ne se laissent pas manger, ni même goûter, pour autant. Elles ont la réplique "sous l'aisselle" et la claque prête à fuser. Ces titis-là vous apprennent la vie. Plus tard, secrétaires, sténodactylos, comptables, elles s'attendent à des attitudes déplacées de la part de leurs supérieurs hiérarchiques, à des situations embarrassantes, voire dangereuses parfois. Elles connaissent la nature des hommes et s'en font une raison.

 

Hollywood, 2017 et suivantes. Il s'appelle Weinstein et il a dragué, harcelé, importuné, forcé, violé, joué toute la gamme de la domination mâle avec les plus grandes stars du cinéma américain. À lui seul, il incarne non seulement des siècles de malaise dans le rapport entre les deux sexes, mais un moment dans l'histoire de ce rapport où les femmes ont décidé d'en finir. Face aux mots-dièse "me too" et "balance ton porc", face à l'armée de stars vêtues de noir aux derniers Golden Globes, s'élèvent en France d'autres voix qui défendent « la liberté d'importuner » des hommes, « indispensable à la liberté sexuelle ». Entre les deux extrêmes, il devrait bien se trouver un espace où les hommes pourraient dire "T'as d'beaux yeux (ou des belles jambes), tu sais", et les femmes répondre éperdument "Embrasse-moi". Sans cela, avec quoi ferait-on du cinéma ? »