France Culture

La décision, de Karine Tuil

Publié le  Par Pascal Hébert

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Francesca Mantonvani

Karine Tuil est comme une éponge. Les événements de la vie d’aujourd’hui ne la laisse jamais indifférente. Elle ressent avec une intensité extrême tout ce qui cloche dans notre société, emplie d’hommes tendant à perdre leur âme. Après Les choses humaines, véritable miroir de notre nouvelle société envahie par le monde parallèle des réseaux sociaux, Karine Tuil nous ramène, avec son dernier roman La décision, à une autre réalité. Celle du terrorisme. Une fois de plus et avec un œil aiguisé, elle nous invite à suivre pas à pas une juge d’instruction du pôle antiterrorisme.

La romancière a compris depuis longtemps que pour appréhender notre société, il est intéressant d’assister à une séance de tribunal correctionnel et de suivre un procès d’assises où l’émotion est toujours palpable. Et de l’émotion, il n’en manque pas dans son livre qui se lit au pas de charge. Avec ce roman, Karine Tuil nous invite à traverser le miroir des mots et de nos préjugés pour aller à la découverte de tous les protagonistes du terrorisme en France, avec d’un côté les juges d’instruction, les avocats, et de l’autre ceux qui reviennent de Syrie, considérés comme des bombes à retardement.

En pénétrant dans les rouages de la justice, Karine Tuil nous met directement face à notre humanité : ce sont des femmes et des hommes qui instruisent des dossiers, qui jugent et qui condamnent d’autres femmes et d’autres hommes. Et lorsque les preuves sont absentes ou non convaincantes, une décision lourde de conséquences doit être prise par des juges en proie à leurs doutes et à l’opinion publique. Alma Revel n’est pas une froide machine. Cette juge d’instruction antiterroriste consciencieuse est une femme happée par son métier. D’ailleurs, difficile de concilier vie professionnelle et vie privée lorsque l’on est accompagné au quotidien par des agents de sécurité.


Et justement, la vie d’Alma est loin d’être un fleuve tranquille avec un mariage qui bat de l’aile. Son mari, un écrivain qui n’a plus rien à dire, s’est réfugié dans la religion juive. De son couple, il ne reste plus grand-chose. Alma, contre toute déontologie, prend un avocat comme amant. Cet avocat défend Kacem, l’un des hommes de retour de Syrie dont Alma dirige l’instruction. Après plusieurs interrogatoires soulevant beaucoup de questions et de doute, elle finira par accorder sa libération tout en sachant pertinemment que sa décision peut être lourde de conséquences. Dans sa vie privée, la juge d’instruction doit également prendre des décisions avec un divorce qui s’annonce. Et toujours au fond de son âme, résonne cet avertissement : « Le risque de prendre une mauvaise décision n'est rien comparé à la terreur de l'indécision. » Et la suite n’est qu’une descente aux enfers.


En distillant au fil des pages des déclarations de Kacem, suspecté de passer à l’acte, Karine Tuil nous place au cœur de l’instruction. Elle nous permet d’apprécier les réponses du suspect sur ses agissements en Syrie. Au final, Karine Tuil, avec intelligence, laisse chacun d’entre nous avec son intime conviction devant la décision de libérer ou non Kamel. Une manière élégante et pédagogique de nous faire comprendre devant un cas d’école que rien n’est blanc ou noir lorsque l’on est face à la nature humaine.


La décision est un roman exceptionnel qui réunit tous les sujets de prédilection de Karine Tuil avec ce constat : il nous reste encore à faire beaucoup de chemin... avant de voir briller une étoile nouvelle.


Pascal Hébert
"La décision", de Karine Tuil. Éditions Gallimard. 297 pages. 20 €.

 


Interview de Karine Tuil

« Ce roman est aussi une façon de rappeler à quel point l’être humain est complexe. »

 

Parle nous de ta démarche avec tes personnages principaux. Qui sont-ils ?


Je voulais écrire le portrait d’une grande juge d’instruction antiterroriste, Alma Revel, une femme de 49 ans, soumise à des conflits intimes et professionnels très durs. Quand le livre s’ouvre, elle s’apprête à quitter son mari, Ezra Halévi, un écrivain sur le déclin, pour un homme dont elle est amoureuse. Mais cet homme, Emmanuel Forest, est l’avocat d’un jeune mis en examen de retour de Syrie sur le sort duquel elle doit se prononcer… Alma est une femme puissante en pleine crise existentielle… Ce qui me passionne, c’est de décrire un être au moment où il est soumis à un conflit d’ordre moral, éthique : où il vacille…


Comment as-tu abordé cette situation d’un Français revenu de Syrie avec sa femme et son enfant ?


Cela fait des années que je m’intéresse au jihadisme. J’avais assisté il y a quelques années, en 2007, au procès d’un Français jugé pour son parcours dans les réseaux islamistes internationaux et un projet d’attentat contre l’opéra de Sidney en 2003. J’ai été très marquée, comme chacun d’entre nous, par les nombreux attentats qui ont ensanglanté notre pays, j’ai commencé à assister à des procès pour terrorisme et j’ai interrogé des personnes – juges mais aussi avocats et agents du renseignement – qui travaillent au plus près de ces hommes et de ces femmes, souvent jeunes, qui, un jour, ont choisi de partir en Syrie, sous le coup d’un embrigadement jihadiste.


La décision est placée au cœur de ce livre. Pour quelle raison ?


Je pensais tout le temps à la phrase de Claude Lanzmann dans Le lièvre de Patagonie : « Tout choix est un meurtre. » La prise de décision est sans doute l’une des expériences les plus difficiles dans la vie et j’avais envie de raconter le quotidien d’une femme dont chaque décision professionnelle peut potentiellement avoir un retentissement majeur. En tant que juge d’instruction, Alma prend des décisions qui ont un impact sur la sécurité du pays. Si elle place un individu sous contrôle judiciaire, elle vit avec la crainte que ce dernier commette un attentat. Mais si elle demande sa détention, cette personne peut aussi se radicaliser ou se suicider en prison.


Alma est une juge que tu révèles avec toutes ses fragilités. As-tu rencontré des juges de l’antiterrorisme pour écrire ce roman ?


Oui, plusieurs juges du pôle d’instruction antiterroriste ont accepté de me parler de leur métier, dans le respect de leur déontologie.


L’amour arrive comme une sorte d’antidote pour Emmanuel et Alma. Quelle place a l’amour dans ce monde de plus en plus violent ?


La décision est un roman qui aborde la question de la pulsion de mort et de la pulsion de vie. Face à des gens qui choisissent de donner la mort puis de mourir eux-mêmes, Alma oppose la force de vie. Or, l’amour est peut-être le dernier espace de vitalité sur lequel il est difficile d’exercer le moindre contrôle. Dans une société obsédée par sa sécurité, j’aime l’idée que les êtres qui la composent ne soient pas capables de maîtriser l’impétuosité de leurs désirs.


Quelle est ton analyse concernant ces jeunes issus de l’immigration qui ont la haine de la France ?


Alma explique que c’est le manque d’espoir qui alimente la haine. Mais on la voit douter, chercher des clés de compréhension et parvenir à la conclusion que l’on ne peut jamais savoir qui l’on a en face de soi. Ce roman est aussi une façon de rappeler à quel point l’être humain est complexe. On aura beau tenter de comprendre, se forger des grilles de lecture sociologiques ; parfois, on ne comprend rien.


Quelles solutions la société française peut-elle apporter pour réconcilier ces jeunes avec leur pays de naissance ?


Le romancier pose des questions ; en ce sens, il est proche du juge, il fait un travail de reconstitution et de restitution. Les réponses doivent être apportées par les politiques. On a assisté ces derniers temps à l’éclatement du paysage politique français et, notamment, de la gauche, et à des fractures identitaires fortes. J’aime cette phrase de Jean Jaurès dans son Discours d’Albi (1903) : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. » L’écrivain cherche la vérité, il interroge la société, réfléchit avec les armes de la littérature.


Après un premier roman qui l’a propulsé sous les projecteurs de la célébrité, le mari d’Alma perd pied. Son identité est atteinte. Crois-tu que la célébrité peut être un frein à la création ?


Dans le cas d’Ezra, on peut penser que son succès est un malentendu. Il a écrit deux romans dont l’un inspiré de son histoire personnelle : il n’est resté que l’auteur d’un grand livre.


La vie de couple d’Alma est loin d’être simple. Elle est juge d’instruction, mais ne crois-tu pas que cette usure au fil du temps concerne beaucoup de personnes ?


Pour Alma, tout est rendu plus complexe par la pression et les menaces qu’elle subit au quotidien. Elle voit peu ses enfants, ses relations avec son mari se sont délitées… Comme beaucoup de couples, ils traversent une phase difficile. C’est un couple qui cohabite, qui ne partage plus les mêmes désirs et n’a plus de vie sexuelle. Or, à un moment donné, la pulsion de vie est la plus forte et peut ébranler tous les équilibres précaires.


Quel regard portes-tu sur l’avenir ?


J’essaye de ne pas céder au défaitisme.


Quelle est ta recette pour ne pas céder au désespoir ?


Dans son discours de réception au prix Nobel de littérature, l’écrivain Orhan Pamuk avait dit : « J’écris parce que je n’arrive pas à être heureux, quoi que je fasse. J’écris pour être heureux. » Je ne saurais pas mieux dire.


Propos recueillis par Pascal Hébert







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